Léon et moi, nous n’étions décidément pas les meilleurs amis du monde.
À mes débuts au jardin communautaire, il avait été tout sourire. En tant que président, il maintenait la propreté du jardin comme on fait le ménage d'une chambre d'hôtel. Tout jardinier qui osait laisser une plante dépasser, une mauvaise herbe pointer le nez ou un plant de laitue monter en graine s’exposait à des remontrances, à un avertissement et éventuellement à une expulsion.
Mais le personnage avait un sale caractère.
Oui, bien sûr, Léon pouvait avoir un tempérament joyeux, mais qui cessait à la minute où on le contredisait. Et la contradiction, c’était ma tasse de thé. Travailleur infatigable, il prenait parfois une toute petite pause, le bras appuyé sur les piquets de tomates métalliques. Il y allait pour une bonne jasette en allumant sa cigarette, et prenait bien soins, une fois la chose grillée, déteindre le mégot dans le trou des tubes métalliques à tomates. Qu'il prenne mon jardinet pour un cendrier m’agaçait profondément.
Je l'avoue, je n'ai jamais été fan du jardinage carré-rangé-liché. Léon, lui, en faisait sa devise. Il en avait donc un peu contre mes manières de jardinière paresseuse. À ce propos, en vue d'éradiquer les herbes indésirables d'une façon plutôt passive, j'avais eu la fabuleuse idée d’étendre du copeau de bois comme paillis. Le lendemain sur la porte du jardin était épinglé un avis :
Il est interdit d’étendre du copeau de bois dans son jardin ou dans les allées adjacentes
Ma deuxième fabuleuse idée a donc été de remplacer le copeau par des feuilles mortes. Le lendemain, sur la porte du jardin était épinglé l’avis suivant :
Il est interdit d’étendre de la matière inerte dans son jardin.
Ma troisième idée fut de laisser monter mes légumes en graines pour voir, au fond, ça donnait quoi. La porte fut encore couverte d’un avis :
Laisser des graines pousser est un péché capital, qui prouve un laisser-aller et un flegme face à la droiture voulue du jardinage. (Bon ce n'était pas écrit tout à fait comme ça, mais ma mémoire n'est pas trop bonne pour les détails).
Le jardinier modèle devait être constant, éperdu d’amour pour ses allées droites, travaillant sans relâche pour repousser le chaos et remettre dans le droit chemin cette nature indomptée. Les prêtres québécois du siècle dernier n’avaient rien à envier à Léon.
Bref, étant assez jeune, j’aimais aussi parfois pousser sa limite et je lui faisait souvent péter les plombs.
Je suis devenue persona non grata…
Un jour ou le ton avait un peu monté, je me suis fait montrer la porte du jardin. Expulsion immédiate sans droit de retour. C’est ainsi que je suis devenue persona non grata des jardins communautaires de Montréal. Je me suis vite ressaisie: il n’était pas question qu’on en reste là, j'avais l'égo écorché et un petit goût de vengeance à travers la gorge.
Le soir même, profitant de la noirceur, je me suis glissée dans le jardin (ici, j’éviterai de décrire ma technique parce qu’elle était autant infantile qu’illégale et totalement irréfléchie; je culpabilise encore pour le bris du bien collectif qu'était la clôture). Bien nerveuse parce qu’il n’est pas dans ma nature de faire des mauvais coups (bof), je me suis glissée jusqu’au jardin de Léo, et…. je lui piquais toutes ses tomates. Je savais quelles étaient ses préférées: des tomates grosses comme un petit pois. En fait, elles étaient si minuscules qu’elles me prirent finalement un temps fou à cueillir et que j’en oubliais tellement sur le plant qu’il ne dû même pas s’apercevoir le lendemain de ma débauche dans son jardin. Mon incartade de nuit n'était après tout peut-être pas la plus lumineuse de mes idées.
Aucune étiquette n’étalait le nom de cette si petite tomate. De tout façon, il faisait noir, je ne voyais rien.
Et je fit ce que toute passionnée des variétés bizarre fait, j’en ai sauvegardé les graines. Mais comment la nommer? Quoi de mieux que Léon.
Il y a de cela quelques temps…
Il y a de cela quelques temps, j’ai rencontré à l’épicerie une ancienne camarade de jardin qui m’a raconté que Léon était décédé. Ironiquement, c’est moi qui fera survivre sa tomate et qui la fera connaître à des centaines de jardiniers.
Suite à mon expulsion du jardin, il fallait bien que je m’occupe à quelque chose. J’ai décidé ni plus ni moins de créer mon propre jardin. L'entreprise Terre Promise est née d’un conflit banal entre un fumeur colérique et une insurgée du jardinage. On fait des guerres pour moins que ça!
Depuis plus de dix ans, mes plates-bandes sont remplies de copeaux, de feuilles mortes et de légumes en graines! Plus de 350 variétés grandissent, fleurissent et se multiplient au grand bonheur de tous.
J’oserais évoquer ici le vieil adage selon lequel quand la vie t’envoie un Léon, t’en fait de la limonade!