L'histoire de la soupe à la poulette grasse
Comment le chénopode blanc sauvait de la disette au Québec

La soupe fait partie de notre patrimoine alimentaire.  C’est souvent lors des longs hivers, lorsqu’on a la goutte au nez, que l’on ressent le besoin de se réchauffer les papilles avec le bouillon de poulet de grand-maman. Alors quoi de mieux qu’une bonne soupe à la poulette grasse? J’espère que si l’on vous en offre, vous aurez un bon sens de l’humour, puisque tenez-vous bien, la soupe à la poulette grasse ne contient pas une goutte de bouillon de poulet, et encore moins de morceaux d’un quelconque volatile que ce soit.  

Voici l’histoire d’une soupe disparue depuis presqu’un siècle.  C’était il y a très longtemps…

J’ai cherché en vain quelqu’un qui aurait goûté la soupe à la poulette grasse et qui aurait pu me décrire ce qui en était vraiment, qui en aurait mangé pendant son enfance… mais en vain. Je vous lance donc aujourd’hui le défi de me trouver une grand-mère qui en aurait préparée, un grand-père qui en aurait goûtée… mais pour cela, il faut se tourner vers le Saguenay-Lac-Saint-Jean ou la région de Charlevoix, au Québec, car c’est par là que la tradition commence…

La soupe à la poulette grasse était en fait composée de chénopode blanc, aujourd’hui considéré comme une mauvaise herbe. Ainsi, après un hiver rigoureux, lorsqu’il ne restait pratiquement plus rien à manger, on attendait la sortie de cette plante pour en cueillir les jeunes feuilles. La recette était connue de tous dans la région : on mettait un peu de gras ou de beurre dans un chaudron, de l’oignon quand il en restait, de l’eau ou du bouillon, du sel, du poivre, et, si on en avait sous la main, de l’orge. On ajoutait les feuilles farineuses de cette plante qu’on hachait préalablement.  Finalement, on laissait bouillir le temps qu’il fallait à l’orge pour s’attendrir.

Il ne faut pas s’y tromper, il semble que ce fut les miséreux qui y avaient recourt, quand la disette se faisait sentir. D’affirmer que la soupe était faite avec une poule grasse, donc dodue et généreuse, ajoutait à l’ironie de la situation. Mais on peut comprendre qu’il est bon, lorsqu’on a le ventre creux, de s’imaginer une soupe où de juteux morceaux de poulets côtoyaient de nombreux légumes du jardin, le tout flottant dans un bouillon gras et nourrissant. Et encore plus lorsque la fin de l’hiver approche et qu’on a plus rien à se mettre sous la dent, que le printemps tarde et qu’il ne reste plus, dans le caveau, que les odeurs des victuailles qu’on y avait entreposées plusieurs mois auparavant. Le témoignage d’un habitant de la région, Ovide Bouchard, en 1920, en fait la preuve :

« Israël Tremblay, maître d’école, fut hébergé chez moi (...) avec sept ou huit enfants. Très pauvre, il levait de l’abatis avec trois repas de soupe à la poulette grasse.

Aussi, en mai 1870, un grand feu s’abat sur la région du Saguenay. Les flammes se propagent rapidement, les habitations brûlent et les colons se retrouvent dans la misère extrême. Dans son livre de l’histoire du Saguenay, Mgr Victor Doré (1870) écrit :

 « C'était bien triste de voir toutes les familles réfugiées sur les battures, au bord de l'eau, sans vêtement, sans nourriture, plus rien à manger; plus de bois pour se rebâtir. Dénuement le plus complet, extrême indigence! Il a fallu manger la soupe de la poulette grasse.

Le chénopode est bien connu des jardiniers. C’est une plante annuelle qui pousse en grandes colonies, et donc les graines germent à intervalles réguliers pendant l'été et l'automne.

« Abondantes et farineuses, elles ont longtemps servi de nourriture à l'homme et à l'animal, en particulier aux oiseaux de basse-cour. » 

L’utilisation de cette plante avait ses bons côtés : cette plante contient plus de fer et de protéines que l'épinard et le chou, et plus de vitamines B1 et de calcium que le chou cru. Elle est riche en cellulose végétale, en vitamines A, B et C. C'était même, semble-t-il, un aliment important pour les peuples préhistoriques de l'Europe. Ses graines constituèrent le dernier repas de l'homme de Tollund, un de nos ancêtres de l'âge de fer, dont on a retrouvé les restes en parfait état au Danemark dans les années 1950. 

Plus tard, Napoléon a fait appel à cette plante pour nourrir ses armées au cours de ses campagnes européennes lorsque les vivres se faisaient rares, comme le déclare Mgr Victor Tremblay, dans son livre « Histoire du Saguenay ». Ensuite, on l’a utilisée dans plusieurs parties de l'Europe pendant les famines de la Seconde Guerre Mondiale. De nos jours, même s'il est souvent remplacé par l'épinard, le chénopode sert encore en Irlande et dans les îles Hébrides.

Mais était-ce bon?

« Aucun met ne vaut, en ce qui me concerne, une soupe à la poulette grasse. Quand la neige finit de fondre, l’eau m’en vient à la bouche.  Une bonne assiettée, c’est un repas complet. Pas besoin d’autre chose pour attendre confortablement le repas suivant. »

Témoignage dans la revue Saguenayensia, en 1970. 

De nos jours, le chénopode blanc n’est plus vraiment consommé, peut-être parce qu’il rappelle trop ces périodes de disette ou de misère. Ou tout simplement parce qu’on ne le connait pas assez, et qu’on le considère comme une mauvaise herbe à éradiquer (le Frère Marie-Victorin l’appelle même, dans la Flore Laurentienne, la pire mauvaise herbe du jardin).  

Je vous propose donc une recette pour remettre au goût du jour cette tranche de notre histoire, et je vous invite à nous écrire si vous connaissez plus de détails sur la soupe à la poulette grasse, si vous y avez déjà gouté ou si vous avez des recettes à partager.  

Soupe à la poulette grasse moderne

400g de poireaux 
100g de pommes de terre 
300g de chénopode 
50g de beurre 
1 couenne de lard fumé 
1,5 litre de bouillon de légumes 
1 cuillère à soupe de crème fraîche 
Quelques croûtons 
200g de reblochon écroûté (fromage) 
Sel et poivre
  1. Lavez et émincez les poireaux, pelez et taillez les pommes de terre, triez, équeutez et lavez les feuilles de chénopode.
  2. Faire fondre le beurre dans une casserole, ajoutez les poireaux et faire suer en remuant.
  3. Ajoutez les pommes de terre et la couenne, mélangez et versez le bouillon, salez.
  4. Laissez cuire à gros bouillon pendant 25min, retirez la couenne et mixez. Réservez au chaud. 
  5. Coupez le fromage en dés. 
  6. Ajoutez les feuilles de chénopodes dans la soupe et mixez à nouveau.
  7. Rectifiez l'assaisonnement et incorporez la crème fraîche épaisse en remuant. Servez avec quelques dés de fromages et les croûtons.
  8. Servez aussitôt.

Pour plus d’informations :Forum de généalogie, d’histoire et de retrouvailles « Vos origines / Your roots »

Extrait du livre d’histoire du Saguenay, par Mgr Victor Tremblay : Tragédie du grand feu

Recettes du Québec : Soupe à la poulette grasse, par Marc Veyrat

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